berlin by bike

Ici, à Berlin, les questions de géographie, de topographie, de classification, perdent leur sens dans cette ville (est-ce une ville? oui, sinon quoi d'autre?) cassée, déconstruite, morcelée avant d'être finie, remontée comme une sorte de puzzle, en forçant sur les emboîtements. Vieux immeubles décrépis comme des maisons coloniales a Bombay, HLM en béton, monuments sinistres et sinistrés, friches industrielles et friches végétales, roulottes, cirques, camions aménagés en logements stationnés au coeur de la ville, villages de planches, buildings flambants

neufs et immeubles en briques, vrais briques, fausses briques, plaqué-brique, terrains vagues... Berlin, ville en morceaux, ville du troisième millénaire, ville de la fin de l'histoire, de la post-histoire? (Comme les nouvelles mégalopoles du sud où toutes les économies, toutes les logiques, toutes les époques se mixent.) Oubliés à Berlin les repères habituels : centre des affaires? centre historique? pouvoir politique? quartiers riches? Oubliés? Non, car le 

pouvoir n'oublie pas, qui reconstruit, restructure, redessine à toute vitesse et à grand renforts de milliards des clivages nouveaux, des exclusions nouvelles, ... Berlin, ville idéale pour se perdre. Au début d'Enfance berlinoise Benjamin notait : «s'égarer dans une ville comme on s'égare dans une forêt demande toute une éducation». Une éducation berlinoise! Berlin, une utopie, un nulle part. Lieu commun à tous les créateurs à toutes les créations. La forme insaisissable de cette

ville étrange aide à penser d'autres formes insaisissables. Ou à ne pas penser en terme de forme.
Mail de Heidi ce matin, une amie allemande installée à new-york, avec une pub pour son lieu :  «One of the forerunners of the now recognised crossover movement where art, fashion, design and the media blend into a vision of a creative future.» Crossover movement, oui, peut-être, les mots sonnent bien, mais de quoi s'agit-il? C'est une question en attente depuis un 

moment quelque part dans ma tête. Quel est ce frottement (érotique) entre les arts visuels et le design, la mode, la pub, une certaine branche de la musique? Ivan, un artiste berlinois dont l'amie est designer me dit quand je lui demande la différence entre leurs activités: "it depends how you focus". Yes! Considérons la création comme une chaîne qui va de l'idée à l'objet produit. L'artiste focalise sur la ou les toutes premières étapes, disons de la création d'un concept à la 

réalisation d'un prototype. Alors que le designer focalise sur l'inscription d'un concept donné (mettons une chaise) dans un contexte économique très précis. Mais la production en art obéit elle aussi à des règles économiques très strictes. Et les artistes jouent depuis quelques années le 'jeu du design' en soumettant (pragmatisme, ironie ou cynisme) leur production aux règles du marché. (Mais un certain nombre de signes indiquent que l'oeuvre n'est pas réductible à ces objets

montrés dans les galeries.) L'art a-t-il quelque chose à voir avec cette chaîne de la création? Toute la question est là.
Berlin, sleeping beauty, ville oubliée, ville en friche, qui se réveille brutalement dans un autre siècle. Avec sa vieille carcasse rouillée. Avec ses greffes régénératrices. Cellules qui prolifèrent mais n'adhèrent pas vraiment à l'os. Ou bien plutôt que des greffes, de nouvelles couches, de nouvelles strates, de nouveaux niveaux (à la Moebius). Sur le squelette de ce qui 

a été pour quelques décennies seulement une grande capitale bourgeoise et industrielle. Un demi-siècle d'arrêt sur image rend visible ici ce qui ne l'est pas ailleurs : la part de futur que contient le présent. Apparaissent, nues, les nouvelles structures du pouvoir, les logos démesurés des grands groupes financiers qui dirigent le monde. (Le dirigent-ils, ou bien se contentent-ils de l'asservir?) Une topographie où la circulation financière remplace la circulation des personnes, 

rues et boulevards oubliés au profit des réseaux de câbles des connexions électroniques. «A moins ócomme dit René Borruey à propos du projet Euro-méditerrannée dans Paris sur Marseilleó qu'il ne suffise aujourd'hui pour construire une métropole d'y ancrer des capteurs sophistiqués de flux économiques sous forme de dispositifs à l'apparence urbaine.»
L'art, la mode, le design, les médias, oui, 

peut-être, Heidi. Mais qu'est-ce que ça signifie? Que l'art n'est que l'une des techniques au service du nouveau capitalisme? Que l'art est au service des maîtres du monde comme il l'a toujours été? Bouillon de culture dans lequel puisent les spécialistes en image de tous poils. Réserve de paillettes destinées à saupoudrer l'image de puissants groupes industriels. Est-ce que ça signifie que l'art, centre sexuel de la machine, rayonne et produit synthétiquement du désir, donc du commerce?
Karl Marx Straße, Hermann Plätz, 

Kottbusser Damm, Planufer, Admiralbrücke, Fraenkel-ufer, Erkelenzdamm, Oranien Plätz, Dresdener Straße, Alfred Döblin Platz, (oui, Alfred Döblin, loin de son Alexanderplatz!) ... Où est passé le mur? Bulldozers. Trous du tissu urbain. Failles intergalactiques. Rapiècements mal colmatés de l'espace-temps. Zones de jachères. Jachères végétales et jachères architecturales. Champs de ruines et des champs de hautes herbes, de ronces. 

Campements nomades, plus ou moins nomades. Rues squattées et bloquées par des camions peints. Chantiers. Usines abandonnées. Immeubles d'une froide rigueur. Façades adoucies par la lèpre. Pavés inégaux. Sombres et imposants monuments. Sentes embroussaillées en bordure du canal. Infusion de tilleul. Campement d'un cirque. Tentes et roulottes, camions et cahutes. Et aussi ces formes courbes, lisses, étincelantes, contrastant avec des blocs durs aux 

arrêtes tranchantes, Shanghai, Hongkong, Singapour. La ville, l'un des modes de visibilité immédiate du monde. L'architecture l'un des grands arts de la représentation. Comme aussi la télévision. Contradiction. Visibilité immédiate ou Représentation. Soit l'architecture est la forme visible des lois économiques (politiques, esthétiques...). La concrétisation, expression, exsudation, extériorisation volcanique des forces qui constituent la communauté. Elle est organique. Immédiate. Au contraire de 

l'idée du génie humain. Soit l'architecture est un art de la représentation. Et la ville n'est qu'un spectacle. Un artefact. Un leurre, de plus. Des groupes industriels se partagent le monde. Ils dressent, ici à Berlin, comme ailleurs, leurs nouveaux temples, leurs nouveaux logos : spectacle! Mais leur surgissement brutal et obscène au dessus des ruines de l'ancienne civilisation a quelque chose du lapsus.
Trouvé à Mitte, dans la librairie d'une 

galerie, un vieux numéro des cahiers du mnam. Question design, les originaux des readymades, le modèle Duchamp  renvoie la balle loin en arrière. Et colle nos nez d'écoliers de la fin du dix-neuvième sur les planches de dessins de la méthode Guillaume. Au lieu de dessiner des plâtres antiques, écrit Molly Nesbit, on dessine des moulins à café. Créant insidieusement une nouvelle esthétique. Une esthétique industrielle. Qui va dépouiller l'objet de sa gangue. L'affranchir de sa précieuse 

histoire d'objet, l'histoire bourgeoise. Pour qu'il apparaisse nu. Fascination pour la nudité, pour la machine, bielles, pistons, soupapes. L'objet dans sa pure logique fonctionnelle. L'objet qui perd ses défauts et son... humanité sentimentale. Mais reste un miroir. Dans lequel l'homme se regarde et se voit machine. La machine-humaine démontée par Marey. La machine humaine prête à s'intégrer dans la chaîne de production. (Curieux que Marey n'ait pas chronophotographié la fonction sexuelle. La fonction de reproduction. Le coït. A moins qu'il ne l'ai

fait?) Il faut rendre les objets dignes de l'ère nouvelle. L'ère industrielle. (Diront bientôt en allemagne les Muthesius, Lehrens, ... et Gropius.) Les hisser au niveau des emblèmes de la civilisation moderne. Au niveau de l'automobile, de la Ford T, de son dessin fonctionnel. Ou mieux encore, au niveau de l'avion. L'avion, l'exemple parfait de la forme-fonction. Peut-on aller plus loin? Dire que l'idéalité de l'objet est le propre 

de l'industrie? Dire que l'objet industriel EST un dessin? EST une idée? EST un idéal? Que c'est à cela, à son idéalité, qu'il doit son attrait. Que c'est à cela qu'il doit son, sa, ... précarité? Peut-on dire que plus on avance dans le siècle, plus on avance dans le processus de mécanisation, d'automatisation, plus on va vers la grande série (et aussi peut-être vers la conception par ordinateur) plus l'objet industriel se rapproche de l'idée? Et même du rêve? (Merci Sonny!) Que son statut d'objet est 

de plus en plus fragile? Quelle est la distance entre l'usine et la poubelle? Demande Mike Douglas dans Trash-Art. 
Duchamp qui me poursuit jusqu'à Berlin. Que vient-il faire ici? Qu'a-t-il à faire avec la question de l'art, le design, etcetera? Duchamp le fils de son temps. Exactement moderne. Parfaitement récalcitrant au modernisme. Duchamp qui prend acte du monde industriel. Comme quelques autres au même moment. Marinetti, par exemple. Et, contrairement 

à d'autres qui en font une religion, s'acharne à montrer son impossibilité. Lucidité duchampienne. Folie duchampienne. Se placer en face de la machine. Comme ce chinois inconnu devant un char d'assaut. Pas la même époque mais le déséquilibre des forces est le même. Se placer en face et dire JE. JE machine. Vive la machine que JE suis. JE ne SUIS pas l'AUTEUR de ce readymade. Dénégation. En face du JE il n'y a pas de multiple, de multitude, de masse (de 

progrès, d'égalité, de bonheur), qui tienne. Duchamp qui met le doigt avec un instinct de mathématicien ou de joueur d'échec sur la zone sensible. Là où ça chatouille. L'objet industriel est fascinant. OK. Mais qu'est ce que JE fais avec ça? Qui titille le centre nerveux. Sexuel. Quel est le statut sexuel de l'objet de grande série? Objet-idée, il est vierge dit Duchamp et doit le rester. Ne pas être usagé. Usiné mais pas usagé. Nuance. La machine a-t-elle un sexe?
Être dans la ville. Parcourir la ville. 

Habiter la ville. User de la ville. S'user dans la ville. Subir la ville. Emprunter. Des rues, avenues, trottoirs, métros, trains, tramways, bus. Croiser voitures, vélos, piétons. Percevoir. Ambiances. Rythmes. Différents degrés d'activité de l'animal humain. La ruche humaine. La forme de la ruche caractérise l'espèce. Ou réciproquement. Voir. Voir? Regard qui glisse sur le goudron, sur les pavés, sur les visages. Ne pas regarder. Regarder. Regard qui frôle les façades. Sent les 

discontinuités. Note les ruptures. S'arrête. Revient en arrière. Le miracle de la ville. Ces façades, ces visages qui me regardent. Plus ou moins vieillis. Plus ou moins maquillés. Liftés. Une foule d'individus qui se ressemblent ou qui se dissemblent. Une foule de moments. Archéologie. Fouilles à l'air libre. Toutes les époques. Tous les habitats. Tous ces villes, superposées. Toutes ces histoires imbriquées. Réunies. Séparées. Raboutées. Suite de visages semblables joue contre joue qui montrent et qui 

cachent. Suite de visages différents. Visages durs. Visages rigides. Visages adoucis par les années. Visages lépreux. 
Peter, qui travaille pour une galerie berlinoise, regarde (et montre) la ville comme un laboratoire des formes architecturales. C'est Peter qui me parle de Behrens, début 20 ème, architecte- designer 'génial' de l'AEG. Du Deutscher Werkbund et des violents débats d'idées entre artistes et industriels. De Muthesius, Taut, Wagner. L'Architecture, l'IDÉE majuscule.  L'idée de l'homme. 

L'idéal de l'humanité. L'architecture à la fois art (par son histoire) et industrie (par sa technique). Et l'architecture, Heidi? Dans le crossover movement, ou pas? Cette idée optimiste d'un futur créatif ressemble beaucoup aux élans modernistes du début du 20 ème. Et rappelle la floraison de dessins-projets d'architecture parmi les avant-gardes Chiattone, Sant'Elia, Van Doesburg, Tatline, Malevitch. Projets architecturaux. Concaténation en un seul dessin de bases

de données extrêmement hétérogènes. Éthique, esthétique, philosophie politique, politique économique, et fulgurant progrès technique. Autant de raccourcis géniaux. Géniaux ou délirants. Optimisme démesuré, déjà. Espoir immense (religieux?) dans l'industrie. Dans le progrès. Dans l'amérique. Et dans la révolution. 
Religion. Art. Industrie. Progrès. Révolution. Un noeud si bien serré (quel est par exemple le rôle du capitalisme 

dans la liquidation de dieu?) qu'il est indéfaisable. Croyances qui fusionnent dans une déflagration énergétique. Le monde occidental tourné vers l'usine Ford de Détroit, son organisation exemplaire, ses salaires mirobolants, et ses milliers de modèle T flambardes sortant chaque jour des chaînes. Chacun y projetant ses espoirs, ses désirs, ses fantasmes. Chacun s'y reconnaissant pour des raisons inconciliables. Euphorie délirante et fascination absolue de l'homme pour sa

puissance. Celle de la machine. La machine humaine. L'homme machine. Les merveilleuses productions de l'industrie. Ces objets parfaits, identiques, nickelés. Automobiles, locomotives, canons. La perfection reproductible. Indéfiniment. Préfiguration du clonage. Clonage. Clonage. L'industrie. Industrie mécanique, industrie de la construction. Industrie cinématographique. Industrie de la presse, des médias. Industrie de la guerre. Plus 

tard, Industrie télévisuelle. Numérique. L'Art Majeur, les Arts Majeurs du 20 ème siècle. Et maintenant?
Rues, asphalte, pavés, façades. Habitat standard. Petite ou grande série. Habitat bourgeois. Habitat petit bourgeois. Habitat ouvrier. Sur le même modèle. Mais en plus étriqué. Le grand bourgeois possède tout l'immeuble. Unité d'habitation. Le petit bourgeois habite un logement. Sous-unité. L'ouvrier habite une pièce. Le modèle extérieur semble identique. Mais la fonctionnalité (rez-de-chaussée pour le service,

étage noble, de réception, étage privé, étages des domestiques, hiérarchiquement) est biaisée. Et puis les immeubles-rues. Habitat collectif.  Lotissements. Siedlungen. Citées-jardins. Berlin Britz. Siemensstadt. Autre dimension. Idée machinique de l'homme. «Bâtiment A, escalier B, ascenseur C, 9Ëme étage, appartement 95: la référence systématique à un espace géométrique et abstrait (in, Chantal Béret, La ville objet) caractérise le nouveau tissu urbain.» La cité ouvrière 

comme nouveau palais. L'usine, comme nouveau temple. (Après la seconde guerre, côté est, les 3000 appartements de Karl Marx Allee seront conçus comme des «palais d'habitation pour le peuple».) Est-ce cela l'architecture? L'édification, la représentation et la mise à l'épreuve, d'une idée de l'homme, de son habitat, de son travail? A moins que l'architecture ne soit ailleurs. (En voyage, partie sans laisser d'adresse, dirait Sottsass.) Ou bien encore là où on ne la cherche pas.

Là où on ne la voit pas. Pas cet immeuble qui porte le nom de son architecte ni ses voisins jumeaux. Mais la rupture. La discontinuité. Le contact vibratoire de deux époques. De deux paradigmes. Deux façades côte à côte qui me regardent. De deux points de l'espace-temps. 
Faut-il, pour comprendre, plonger dans le passé? Ou errer sans but dans une ville-puzzle dont chaque pièce est un morceau d'histoire? Errer à travers la ville jusqu'à se perdre. Dépaysement. Une 

ville, des signes, que l'on ne comprend pas. Obscènement visibles. Au lieu d'être reconnus et classés avant même d'être perçus. Faut-il comprendre? Ou percevoir ce qu'ailleurs on ne voit pas? Strates. Raboutages grossiers. Tectonique des plaques. Et le futur. Qui s'inscrit dans le présent comme une fiction. Pas celle du siècle dernier. De l'homme nouveau. Du progrès et du bonheur. Une nouvelle fiction. Postdamer Platz, Sonny, DB. Le monde comme un grand jeu vidéo. Comme 

un immense Dysney World. Ne pas comprendre, mais percevoir. Le corps dégingandé et nonchalant de la ville.  Refusant de croire dans les projets grandioses dessinés pour son avenir. Rejetant la greffe. Ne pas comprendre. Voir. La vague affairiste qui déferle et recouvre inexorable une utopie. Un nulle-part. Recouvre mais ne fait pas tout à fait disparaître. Laisse deviner la brèche. La faille spatio-temporelle qu'est cette ville. Point de contact fugitif (comme dans une BD de Moebius) entre

plusieurs mondes parallèles. Entre plusieurs scénarios possibles.
Les terroristes attaquent. L'empire contre-attaque. Le monde vacille sur ses bases [scénario 1, à la Asimov? ou à la Huxley?]. On se fait peur. On s'amuse. On s'occupe. On s'ennuie. Le monde comme une fiction hollywoodienne. Penser à autre chose. Le nouveau paradigme postindustriel: tout est entertainment. L'art, l'architecture, le design, les industries mécaniques, le cinéma, la télé, 

la musique, le web, l'information. (L'information? Des mots d'ordre, disait Deleuze. Mots d'ordre? Trop carré. Trop brutal. L'information c'est plutôt la bouillie pour bébé. L'informe. Saturer les cerveaux de mots et d'images. Et d'objets. Qui sont aussi des images. Flux. Ruban de pâte à beignet. A découper à la demande.) Entertainment. Une seule méta-industrie. Industrie culturelle? Ou culture industrielle? Toujours à la recherche de nouvelles énergies, de nouveaux talents. Formant de nouveaux 

spécialistes. De nouveaux créatifs. Inventant chaque jour de nouveaux dieux, de nouvelles stars, à notre image mais en un peu mieux. L'art, une technique parmi d'autres de création de nouvelles formes... du désir et du commerce. Commerce du désir et désir de commerce. Création de nouvelles formes? Ou bien technique du contrepied, du contretemps. Décaler, décevoir, créer le manque en créant le malaise. Le beau avec le laid. Comme les plans s'enchaînent

à la télé, dans la pub. L'un chassant l'autre et créant une frustration. Techniques du mouvement à l'état pur. Du faux mouvement. Il faut que ça bouge. La chose n'intéresse plus personne, c'est la vitesse qui captive l'oeil, et le cerveau suit comme il peut, incapable d'assimiler (pas le temps) et aimant ça. Il n'y a rien à comprendre. C'est déjà trop tard pour comprendre. C'est déjà mort. 
Toi, Heidi, le nouveau paradigme, tu feins d'en être l'inventeur. C'est de bonne 

guerre. Mais ne crains-tu pas (scénario 2, à la K. Dick) que la machine une fois lancée ne soit hors de tout contrôle? Indifférente à notre volonté et à nos désirs? Inexorable? Et que nous, nous ne soyons rien de plus que le carburant qui lui permet de poursuivre sa course folle? (Que peu importent nos intentions, nos désirs, notre volonté, peu importe que nous poussions en avant ou que nous tirions vers l'arrière? Que seule notre énergie l'intéresse?) A creative future? 

L'idée ne t'effleure-t-elle jamais, qu'il serait temps de s'arrêter enfin d'être créatif? 
Au dessous du volcan... (où, scénario 3, le rêveur qui se perd dans son propre rêve, à la Dino Buzzati? à la Malcom Lowry?) Permettez-moi d'oublier pendant quelques semaines mon destin de machine créative. Dans cette ville qui n'en est pas une. Dans ce no-man's-land de la pensée. Permettez-moi un temps de silence. Autour de moi les ruines du vieux monde et les jeunes pousses génétiquement 

modifiées du nouveau. Que je regarde avec la même curiosité. Avec la même indifférence. Dans la senteur analgésique des tilleuls. Sur les sentes oubliées qui sillonnent la ville. Pardonnez-moi de ne pas y croire. De ne pas avoir la foi. Laissez-moi devenir ce que je suis. Un minuscule corps étranger. Un grain de sable microscopique. Oubliez-moi.
Quatrième scénario (dans lequel on resurgit, par erreur, à un autre niveau) Devenir machine. Clonage. Standardisation

des désirs. Plaisirs assistés. Satisfaction garantie. Subjectivité artificielle. Contrôle absolu. Tout est calculé. Tout est prévu. Ça marche. Ça doit marcher. A moins que. Accident. Défaut du système. Duplication ratée. Échec du formatage. Quelque chose d'infinitésimal résiste à la standardisation. Et fabrique de la singularité. Programmée pour n'obéir [art? ou bien folie?] qu'à sa propre LOI.
Dans la ville. Parcourir la ville. Habiter la ville. User de la ville. S'user dans la ville. 

Subir la ville. Emprunter. Des rues, avenues, trottoirs, métros, trains, tramways, bus. Croiser voitures, vélos, piétons. A la recherche de choses, de signes. A la recherche d'un objet, d'un meuble avec lequel j'aimerais partager ma vie. Qui excite mon regard. Qui accélère mes pensées. A la recherche du vêtement qui m'aille comme un gant. D'une seconde peau. Conçue que pour moi. Armure-douce. Qui me rende invulnérable. Et que j'oublie. A la recherche. Ou alors 

inventant. Fabriquant. Un objet. Une idée. Échangeant. Chacun inventant et échangeant. Commerçant. Le commerce. Force de subversion. Le commerce peut-il subvertir la LOI du commerce? THAT IS THE QUESTION. 

rémi marie, mars 2001, berlin